Relation de voyage par le docteur Hérisson, médecin-chef du Groupe sanitaire mobile de Marrakech qui accompagne la Harka.
Arrivée à la Zaouia Takoumt (entre Zenaga et Sektana). Un petit cheikh d’une dizaine d’années vient présenter ses gens à cheval et amène deux taureaux au Pacha.
Le 12 mars 1919.
4
heures de marche. Route assez facile. Arrivée à Tinfat (Sektana). Si
Moham, khalifat du Pacha, vient à notre rencontre. Les Tolbas en groupe
viennent avec un drapeau blanc et conduisent un taureau : prières,
chants liturgiques. Le Pacha s’arrête et récite avec eux la Fatiha.
Sur
notre route, indigènes sur un rang avec leurs fusils à pierres. Salves
d’honneur. En face, les femmes sur un rang, chantant et battant des
mains. Elles se précipitent pour embrasser les genoux du Pacha et de Si
hammou. Elles sont bien vêtues, assez jolies, type espagnol. Elles
portent un turban autour de la tête, comme les femmes d’Ouarzazat.
Punitions de villages rebelles, en révolte pendant notre séjour au Todra. Canonnades.
J’adopte
un blessé de 12 à 13 ans (Sektani). Il dit avoir eu la main arrachée
par un éclat d’obus. Il porte son moignon et se laisse panser sans
pleurer ni crier. Mes muletiers en sont étonnés : “Tu vois cet enfant a
plus de courage qu’un homme, ces Sektanas sont durs” (gassin).
L’enfant
est très heureux. Il a été dépouillé de ses vêtements; je lui en fais
racheter et fabriquer de neufs et de chauds. Le Pacha et Si Hammou me
disent de le soigner et de le ramener à Marrakech. Ils mettent une mule à
ma disposition pour le porter
Nous avons 9 tués et 9 blessés. Les
tués et les blessés ont été fusillés à bout portant, les uns et les
autres, en entrant à l’assaut dans des casbahs. La plupart des habitants
avaient fui les villages. L’attaque n’a commencé que vers 3 heures du
soir. Quelques-uns ont cru pouvoir résister jusqu’à la nuit. Ils ont été
réduit par le canon dans leurs forteresses, lorsqu’ils n’avaient pas
cédé déjà à l’offensive des Glaouas.
Je sers d’interprète au Pacha
pour le tir du canon. Le maréchal-des-logis Trollier tire avec
précision, d’abord sur un ksar à 2200 mètres puis sur une forteresse à
600 mètres. Deux fois la fumée de l’obus est revenue en arrière et a
renflé au-dessus de nos têtes.
Le 13.
Région riche. Il ne pleut
jamais dans ces pays, on irrigue avec l’eau des sources. Haouach de
femmes devant la tente d’El Hadj Thami.
Salve de Bou Chfer au crépuscule en signe de joie par les gens du pays qui ont obtenu le pardon.
Le
Pacha me remercie des soins que j’ai donnés aux blessés, de mon rôle
comme interprète auprès de l’artilleur et me fait cadeau d’un fusil
incrusté d’ivoire.
Le 14.
Départ de Tinfat. Arrivée à Tatekout. Belles casbahs blanches très régulièrement construites. 3 h. 30 de marche.
Le
toubib marocain de Si hammou a sondé le trajet d’une balle, non
ressortie, à la cuisse d’un blessé que je soigne. Avec une longue
aiguille en fer, il a fait cette exploration et a dit : “la bès”.
Les Cheikhs des Iouzioua, le Khalifat d’Ounein (de vieux amis) viennent me rendre visite.
Les 15, 16 et 17.
Séjour
à Tatekout. Pansement de mes blessés. Haouach, toute l’après-midi,
devant la tente du Pacha. Deux rangs de femmes se faisant vis-à-vis,
battant des mains et se répondant en couplets alternés. Au milieu :
l’orchestre... et des chefs d’orchestre. Des régisseurs ordonnent les
mouvement des femmes, qui parfois se rapprochent ou s’éloignent, ou font
une conversion à droite, en pivotant sur le numéro un de gauche.
Période
de repos. Tout le monde assis sur son séant - les chœurs chantent les
louanges au Pacha... pas toujours avec beaucoup d’imagination, car
j’entend en route l’entourage du Pacha les imiter et rire.
Le 16,
déjeuner chez Si Moha (Taliouine). Réception délicate et généreuse. Les
femmes sont disposées en fer à cheval. Elles chantent par groupe, en
battant des mains. Un autre groupe répète... Un troisième aussi... En
même temps, elles glissent à droite, par un mouvement de translation sur
les talons, insensible.
Les hommes accroupis, jouent du bendir. A
côté d’eux, un raïs, un improvisateur, accroupi lui aussi, réfléchit.
Soudain, le raïs se lève et chante ce qu’il vient d’imaginer. Les femmes
répètent les vers une dizaine de fois.
Un vieux à barbe blanche est
venu faire une improvisation, d’une voix mal assurée et hésitante... On
m’a dit que ses quatre fils venaient de partir en dissidence et qu’il
composait sur ce sujet les chants que j’entendais reprendre par les
femmes. Un autre plus jeune parlait au Pacha... du canon...
Ensuite, pansement des blessés. Consultations à Taliouine. Arrivée de Larbi Dardore et du Caïd Brahim ou Brahim.
Je
souffre depuis plusieurs jours de conjonctivite aiguë due à la
poussière et à l’éclat du soleil. La harka se déplace toujours dans un
nuage de poussière. On distingue, de loin, à l’horizon, l’arrivée d’une
harka à la colonne de poussière qui surgit, telle une tornade, un coup
de sirocco dans le lointain. Je m’en plaignis au Pacha. Il me répondit :
“C’est inévitable dans les harkas, en toute saison”.
Le 17, réveil
le matin par des Tolbas, massés debout, immobiles devant la porte du
camp. Un taureau attaché par les cornes. Un mouchoir blanc au bout d’une
longue perche. Chant nasillard lent et triste, lamento adagia, chant de
suppliants, cantique, chœur antique.
Pansements et consultations. On
me raconte que le gosse amputé de la main gauche par un éclat d’obus
fut trouvé par mes hommes, le lendemain du combat, près de sa casbah. Il
était seul, sa main blessée reposait à terre, nue. Il était couché.
Mais hommes lui ont proposé de venir à la harka se faire soigner par le
médecin. Il répondit : “Ouakha” - “Il faudra rester jusqu’à la guérison
avec lui, et le suivre à Marrakech...” - “Ouakha... je n’ai plus
personne... je suivrai le toubib partout”. Il est venu... Cet enfant a
une figure intelligente et énergique - environ 13 ans.
Deux Marocains
Zenagas sont venus me parler au souk. J’étais en contemplation devant
l’étalage d’un juif, admirant un bracelet en bois, doublé de cuivre à
l’intérieur. Ils m’ont interpellé en français, le visage souriant.
Mauvaise prononciation, mais vocabulaire assez riche. Ils ont passé
trois ans à Paris, pendant la guerre, à la Villette, à Levallois... Ils
ont habité rue de Crimée... Les amis de ces Chleuhs, leurs “pays”
étaient émerveillés qu’un de leurs pût soutenir une conversation en
français. Nous sommes devenus centre d’attraction, le souk s’est figé
autour de nous; plus de commerce.
L’un d’eux est venu, dans la
soirée, prendre le thé sous ma tente : “Combien êtes-vous de Zenagas qui
êtes allés en France pendant la guerre ?” - “Plus de deux cents” -
“Mais alors, les Zenagas sont tous Français maintenant.” - “Toutes les
tribus des Glaouas sont françaises. On nous a dit qu’il fallait aller
vous aider pendant la guerre... Maintenant que je suis habitué à vous,
si je vois un Français chez nous, je ne veux pas le quitter... J’aurai
voulu que tu viennes dans ma maison... J’irai te voir à Marrakech... Les
Français sont très puissants... Très aimables, les femmes à Paris :
“Bonjour Sidi”, les policiers vous montrent le chemin... on gagne de
l’argent... on ne fait de mal à personne...”
Ils retourneraient
volontiers en France. A l’heure des adieux, je donne toujours de gros
fabors à ces Chleuhs-parisiens, pour entretenir la légende des Français
riches et généreux.
Le 18.
Pansements, consultations aux gens de la harka et aux Sektanas.
Visite
des environs. Ksars abandonnés par les habitants à notre approche.
Sources très nombreuses et abondantes. L’irrigation se fait par de
petites séguias à fleur du sol. L’eau est calcaire. Il se forme des
dépôts sur les parois de ces séguias, qui lui donnent l’aspect d’une
canalisation cimentée. L’eau est rassemblée dans de grands bassins, de
là répartie dans des terrains de culture, grands carrés étagés, bornés
par des murs de pierre.
Les grottes sont nombreuses. Elles ont été
souvent aménagés pour servir de greniers, de hangars, de réduits. On les
fait communiquer entre elles. Il y a quelquefois des dépôts de salpêtre
sur leurs parois. Quelques-unes sont très humides ou même remplie
d’eau. On en voit de très longues, véritables tunnels de 40 à 50 mètres
de long.
Les 19, 20 et 21.
Tamda n’Aïtbiren, 4 heures de marche,
route facile, sauf une montée de 200 mètres un peu dure. Source au
milieu des rochers. Casernes naturelles. Grottes façonnées sous les
maisons, avec plusieurs diverticules, les faisant communiquer entre
elles, servant d’abris, de hangars, de greniers. On voit les traces de
coups de pioche sur les parois. Elles sont de formes régulières, le sol
est nivelé, elles sont barrées à leur entrée par une murette en pierre
de 0 m. 50 de haut. Celles qui sont à l’extérieur du village ont
quelques fois servi d’abri; leurs parois sont noircies par la fumée; la
plupart sont ouvertes face au nord et au nord-est. La lumière n’y
pénètre jamais.
Les habitants du pays font des ruches quadrangulaires, avec des bâtonnets accolés et recouverts de bouse de vache.
A
500 mètres à l’Est du ksar se voit une canalisation de l’eau de source,
faite en plein roc à flanc de montagne. Les parois sont très nettement
taillées, très régulièrement. Ces rhetaras ont environ 0 m 40 de large
sur 10 à 15 mètres de profondeur.
Sur les collines dénudées, se
voient parfois des ruines, des amoncellements de pierres. Il reste
seulement debout une pièce. Il est sacrilège de renverser une mosquée,
de la piller; on enlève cependant le bois de charpente de la terrasse et
ces anciennes mosquées restent à ciel ouvert.
Les gens racontent que
les Sektanas étaient autrefois des païens. Un chérif vint chez eux, ils
le tuèrent. Quand on les interrogea par la suite, en les accusant du
crime, ils s’émurent, parlèrent tous à la fois, eurent peur de
dénonciations, et s’interpelèrent en tout sens en même temps : “Skout
enta, skout anav” (tai-toi, je me tairai). De là serait venu le nom de
Sektana.
Le petit blessé sektani n’a pas eu la main emportée par un
éclat d’obus. Il vient d’avouer ce matin qu’il faisait le coup de feu
contre les Glaouas. Son fusil trop chargé a éclaté dans sa main;
Un
Sektani, blessé par nous le 12 mars, vient se faire soigner. Sa plaie au
genou dégage une puanteur insupportable. Sur la plaie était collé un
bout de papier bleu, enveloppe de pain de sucre.
Le 22.
Départ de
Tamdaght n’Aïbiren. 6 heures de marche. Beaucoup d’alfa. Lièvres,
gazelles, mouflons. On prend 5 ou 6 lièvres avec des sloughis. Le Pacha
en tue deux avec son fusil de chasse. C’est un excellent tireur,
gaucher. Il a touché un étui de cartouche Lebel posé sur un bâton à 25
mètres au deuxième coup, et une orange à 120 mètres au premier coup. Il
tire accroupi, sans prendre de point d’appui.
Je l’ai vu passer d’un cheval à un autre sans mettre pied à terre en quelques secondes.
En
cours de route, vu une koudia aménagée sur toutes ses faces et sur
trois rangs superposés, en cavernes-bergeries. Les plus basses sont
entourées d’un enclos fait avec des pierres. Elles sont larges de deux à
trois mètres, hautes de deux mètres et profondes de dix, quinze et
vingt. Très bien construites, très régulièrement; le sol est
admirablement bien nivelé. Quelques cavernes sont goudronnées
intérieurement. Partout des crottins de moutons et de chèvres. Travail
de Sektanas. Cela n’a servi à rien. Il n’y plus d’eau...
Arrivée à la Zaouia Skoum. Altitude 2050 mètres.
Harka_Glaoui_1919_Grottes_Sektana_Hrisson
Le 23.
Départ de bonne heure de Zaouia Skoum. Organisation d’une grande chasse.
Le
Pacha part le premier avec ses cavaliers d’escorte, 5 à 600, qu’il
emploie comme rabatteurs sur 2 km de distance. Débouchés de lièvres,
chacals, gazelles, etc...
Les chacals font des crochets rapides, en
tous sens et évitent les sloughis qui les devancent aisément à la couse.
Les cavaliers les poursuivent au galop et les tirent avec leur 74 ou
leur carabine. Le Pacha en tue un. Un de ses esclaves, d’un coup de
carabine Lebel, à 4 mètres, tue le deuxième, au galop de son cheval.
Trois
gazelles sont rabattues sur nous. Le Pacha au galop de sa monture
approche de l’une et la tue. Si Hammou en blesse une autre, qui est
happée immédiatement au milieu du ventre, par un sloughi. On fait la
chasse à courre derrière la troisième; les chevaux finissent par se
fatiguer plus vite que la gazelle qui nous échappe.
Arrivée à Agoulmin, 5 heures de marche. Haouach de femmes devant le Pacha et Si Hammou.
Le
pays des Sektana est sain. On y voit très peu de malades. L’eau est
rare. L’altitude moyenne est voisine de 1.500 mètres. Les habitants,
guerriers, indépendants, sobres, travailleurs, vivant très loin des
villes sous un climat très froid, où le vent est fréquent et très vif,
sont robustes et résistants. Hommes et femmes, généralement maigres, ont
les mains osseuses. Les enfants, aussi bien que les adultes,
soutiennent le regard et vous fixent eux-mêmes dans les yeux. Race
intrépide et irréductible, on me raconte que les Sultans autrefois
“déracinaient” des populations entières de leur village et les
transportaient en pays soumis, autour des villes Makhzen. Ils
“transplantaient” à leur place des tribus soumises de tout temps. Ce
serait l’histoire d’Aomar Sektani d’Oumenast.
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